Par Thalie Flores-Tremblay, gagnante de l'édition 2021 du concours de vulgarisation scientifique
Julia consulte une thérapeute parce qu’elle a des symptômes dépressifs, notamment une grande tristesse et un manque d’énergie. Elle a récemment quitté le père de ses enfants, qui lui faisait subir de la violence physique et sexuelle, et elle a de la difficulté à s’adapter à sa nouvelle réalité de mère monoparentale. Elle se néglige, elle dort peu et elle est en arrêt de travail. Elle pense être responsable de la violence qu’elle a vécue, elle a honte et elle s’isole socialement par peur d’être jugée négativement.
La situation de Julia est malheureusement fréquente. En effet, environ une femme sur trois aurait vécu de la violence conjugale ou sexuelle au cours de sa vie et, dans la majorité des cas, des hommes seraient les auteurs de ces violences1. Les femmes vivant de la violence sont plus à risque de développer des problèmes de santé mentale, et le fait qu’elles en vivent plus fréquemment et de façon plus sévère que les hommes les rendent particulièrement vulnérables2,3, 4, 5, 6. De plus, ces violences sont souvent accompagnées de situations stressantes plus fréquemment vécues par les femmes, notamment la monoparentalité et un plus faible revenu, ce qui peut contribuer à nuire à leur bien-être6.
Ainsi, il y a lieu de se poser la question suivante : comment la thérapeute de Julia peut-elle l’aider à améliorer sa santé mentale tout en tenant compte de sa réalité en tant que femme ayant vécu de la violence ?
Travailler sur les pensées et le comportement
Plusieurs problèmes de santé mentale peuvent être traités par des thérapies cognitivo-comportementales7. Celles-ci se basent sur l’idée que les difficultés d’une personne sont influencées par ses pensées et ses comportements. Par exemple, le fait que Julia pense être responsable de la violence qu’elle a vécue alimente sa honte, et celle-ci peut l’amener à s’isoler et l’empêcher d’obtenir du soutien de ses proches. À l’aide de techniques concrètes, ces thérapies visent à modifier les pensées non réalistes et les comportements nuisibles d’une personne afin qu’elle se sente mieux. Elles permettent de développer différentes stratégies pour s’adapter à ses difficultés (par exemple, s’adonner à des activités agréables et solliciter du soutien social)8.
Tenir compte du contexte social
L’accent des thérapies cognitivo-comportementales sur les pensées et le comportement a provoqué certaines critiques d’intervenant.e.s d’approche féministe, qui considèrent qu’elles ne tiennent pas suffisamment compte du contexte social qui influence les difficultés des femmes. Par exemple, le fait de qualifier les pensées de non réalistes peut leur donner l’impression qu’elles ont tort de réagir ainsi, tandis que leurs croyances découlent souvent de la société (par exemple, la culpabilisation des femmes vivant de la violence)9, 10.
L’approche féministe est une philosophie d’intervention qui considère que des aspects du contexte social influencent la détresse des femmes, notamment le sexisme, la violence envers les femmes et les responsabilités qui leur sont attribuées (par exemple, le rôle de mère). L’approche vise à valider leur expérience en les amenant à réfléchir à l’impact de ces éléments sur leur santé mentale (par exemple, en les informant sur la violence envers les femmes). Tandis que les thérapeutes d’approche cognitivo-comportementale présentent des stratégies pour que les personnes améliorent leur situation, les intervenant.e.s d’approche féministe les aident à trouver des solutions par elles-mêmes pour qu’elles se sentent plus en contrôle de leur vie9, 10, 11, 12.
Intégrer une perspective féministe aux thérapies cognitivo-comportementales
Bien que les thérapies cognitivo-comportementales ne soient pas basées sur l’approche féministe, elles rejoignent certains principes de celle-ci. En effet, l’approche cognitivo-comportementale considère que la relation entre l’intervenant.e et la personne est égalitaire, cette dernière étant experte de son vécu. Elle doit avoir un rôle actif en thérapie, en établissant ses objectifs et en se mettant en action pour améliorer sa situation10, 13, 14, 15. Certain.e.s considèrent donc que les thérapies cognitivo-comportementales et l’approche féministe peuvent être complémentaires, et des études montrent que des thérapies intégrant ces approches sont efficaces10, 14, 16, 17.
Afin d’intégrer une perspective féministe à une thérapie cognitivo-comportementale, un.e thérapeute pourrait aider les femmes à prendre conscience de l’impact du contexte social sur leurs difficultés, tout en les amenant à modifier les croyances et comportements qui les empêchent de reprendre du contrôle sur leur vie. Étant donné que les femmes ayant vécu de la violence tendent à se juger pour leurs réactions, l’intervenant.e pourrait porter une attention particulière à sa façon de présenter les stratégies. Il ou elle peut ainsi éviter de qualifier les croyances négatives de non réalistes, et amener les femmes à voir que leurs croyances sont normales dans leur contexte, mais qu’elles pourraient être plus nuancées. Il en va de même pour les comportements qu’elles peuvent avoir adoptés pour s’adapter à leurs difficultés (p. ex., éviter les relations amoureuses pour se protéger de potentielles violences), mais qui, à long terme, peuvent nuire à leur bien-être. L’intervenant.e peut valider leurs réactions en soulignant les obstacles de la société qui les ont amenées à adopter ces comportements, tout en les aidant à utiliser des stratégies pour qu’elles améliorent leur situation9, 15, 17.
En appliquant les stratégies de modification des pensées, par exemple, la thérapeute de Julia pourrait l’aider à prendre conscience des inégalités dans les relations hommes-femmes qui peuvent avoir contribué à la relation violente qu’elle a vécue afin qu’elle se sente moins responsable. Julia pourrait aussi comprendre que son sentiment de responsabilité est normal, notamment puisque la société culpabilise souvent les survivantes18. De plus, l’intervenante pourrait souligner que sa fatigue est compréhensible étant donné ses responsabilités de mère monoparentale. Julia pourrait aussi comprendre qu’il est naturel qu’elle s’isole par peur du jugement dans un contexte social où les femmes vivant de la violence conjugale sont souvent critiquées18. Toutefois, l’intervenante pourrait l’amener à modifier son comportement en l’aidant à développer un réseau social de qualité (par exemple, en l’encourageant à sélectionner des personnes de confiance).
Conclusion
En somme, les thérapies cognitivo-comportementales qui intègrent une perspective féministe ont le potentiel d’améliorer la santé mentale des femmes tout en tenant compte de leur contexte social. Cette approche pourrait permettre aux femmes telles que Julia de se sentir mieux comprises et validées dans leur démarche de rétablissement
Références
1 World Health Organization. (2021). Violence against women prevalence estimates, 2018. Global, regional and national prevalence estimates for intimate partner violence against women and global and regional prevalence estimates for non-partner sexual violence against women. https://www.who.int/publications/i/item/9789240022256
2 Cotter, A., & Savage, L. (2019). La violence fondée sur le sexe et les comportements sexuels non désirés au Canada, 2018 : Premiers résultats découlant de l'Enquête sur la sécurité dans les espaces publics et privés. Statistique Canada. https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/85-002-x/2019001/article/00017-fra.htm
3 Burczycka, M. (2014). Section 1 : Tendances en matière de violence conjugale autodéclarée au Canada. Statistique Canada. https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/85-002-x/2016001/article/14303/01-fra.htm
4 Caldwell, J. E., Swan, S. C., & Woodbrown, V. D. (2012). Gender differences in intimate partner violence outcomes. Psychology of Violence, 2(1), 42-57. https://doi.org/10.1037/a0026296
5 Dworkin, E. R., Menon, S. V., Bystrynski, J., & Allen, N. E. (2017). Sexual assault victimization and psychopathology: A review and meta-analysis. Clinical Psychology Review, 56, 65-81. https://doi.org/10.1016/j.cpr.2017.06.002
6 Pemberton, J. V., & Loeb, T. B. (2020). Impact of sexual and interpersonal violence and trauma on women: Trauma-informed practice and feminist theory. Journal of Feminist Family Therapy, 32(1-2), 115-131, https://doi.org/10.1080/08952833.2020.1793564
7 Hofmann, S. G., Asnaani, A., Vonk, I. J., Sawyer, A. T., & Fang, A. (2012). The efficacy of cognitive behavioral therapy: A review of meta-analyses. Cognitive Therapy and Research, 36(5), 42-440. https://doi.org/10.1007/s10608-012-9476-1
8 Monson, C. M., & Shnaider, P. (2014). Treating PTSD with cognitive-behavioral therapies: Interventions that work. American Psychological Association.
9 Worell, J., & Remer, P. (2003). Feminist perspectives in therapy: Empowering diverse women. John Wiley & Sons.
10 Kaltenberg, S. L. (2002). Integration of feminist and cognitive therapy in intervention with women with depressed feelings [Mémoire de maîtrise]. University of Manitoba. https://mspace.lib.umanitoba.ca/bitstream/handle/1993/22625/Kaltenberger_Integration_of.pdf?sequence=1
11 Moor, A. (2009). From victim to empowered survivor: Feminist therapy with survivors of rape and sexual assault. Dans M. Paludi (Ed.), Feminism and women's rights worldwide (pp. 139-155). Prager.
12 Israeli, A. L., & Santor, D. A. (2000). Reviewing effective components of feminist therapy. Counselling Psychology Quarterly, 13(3), 233-247. https://doi.org/10.1080/095150700300091820
13 Bruns, C. M., & Kaschak, E. (2010). Feminist psychotherapies: Theory, research, and practice. Dans J. C. Chrisler & D. R. McCreary (Eds.), Handbook of gender research in psychology: Volume 2: Gender research in social and applied psychology (pp. 187-219). Springer New York.
14 Ballou, M., Hill, M., & West, C. (2008). Feminist therapy theory and practice: A contemporary perspective. Springer. https://psycnet.apa.org/record/2008-01973-000
15 Hurst, S. A., & Genest, M. (1995). Cognitive-behavioural therapy with a feminist orientation: A perspective for therapy with depressed women. Canadian Psychology/Psychologie canadienne, 36(3), 236-257. https://doi.org/10.1037/0708-5591.36.3.236
16 Vandal, C. (1997). L’intervention féministe dans les centres d’aide et de lutte contre les agressions sexuelles (CALACS) du Québec. Regroupement québécois des CALACS. http://bv.cdeacf.ca/CF_PDF/1999_05_0012.pdf
17 Fodor, I. G. (1993). A feminist framework for integrative psychotherapy. Dans G. Stricker, & J. R. Gold (Eds.), Comprehensive Handbook of Psychotherapy Integration (pp. 217-235). Springer. https://doi.org/10.1007/978-1-4757-9782-4_15
18 Meyer, S. (2016). Still blaming the victim of intimate partner violence? Women’s narratives of victim desistance and redemption when seeking support. Theoretical Criminology, 20(1), 75-90. https://doi.org/10.1177/1362480615585399